Une jeunesse allemande, rencontre avec le cinéaste Jean-Gabriel Périot

 

Après plusieurs court-métrage, dont certains très remarqués, Jean-Gabriel Périot réalise un premier long métrage : Une jeunesse allemande.

Presque tous ses films sont construits à partir d’images d’archives et travaillent la question de la violence historique ; la bombe à Hiroshima, les femmes tondues à la libération, etc. Le point commun de ces court-métrages est de nous montrer la violence du point de vue des victimes. Ici, elle nous est présentée du point de vue de ceux qui l’exercent.

D’abord, dans une première partie, de celui des révolutionnaires passés à la lutte armée, la Fraction Armée Rouge (RAF, qu’on appelle aussi la bande à Baader-Meinhof), puis, dans une seconde partie, du point de vue des médias dominants, c’est à dire de l’État, dans un passionnant renversement dialectique. Une jeunesse allemande raconte l’histoire du basculement dans la lutte armée de la jeunesse révolutionnaire allemande des années 67/68, uniquement racontée à partir d’images d’archives, sans commentaires ni entretiens. Le film captive à la manière d’un film de fiction, d’un véritable film d’action.

 

Pour s’être intéressé aujourd’hui à la bande à Baader/Meinhof ?

Ça réunit beaucoup des questions que je me posais au moment où j’ai commencé le film, qui se focalisent toutes dans cette histoire : l’engagement – que peut-on faire pour lutter contre la marche du monde –, la violence – du point de vue des perpétrateurs pour une fois, avec l’idée du passage à l’acte, du parcours, des logiques qui sont à l’œuvre derrière la décision de recourir à la lutte armée. Et aussi les phénomènes contemporains liés au terrorisme. Cela fait longtemps que je réfléchis à la question du terrorisme, depuis le 11 septembre qui a justifié l’entrée en guerre des américains en Irak, autrement dit, la façon dont les actes terroristes sont ensuite instrumentalisés par les États pour justifier des lois liberticides ou des guerres, sans véritable protestation populaire.

Par ailleurs, pour les acteurs de la RAF, la question des images qu’ils avaient eux-mêmes produites m’intéressait beaucoup. Ils ont produits des images à la TV, au cinéma, ce qui m’importait comme cinéaste – comment on représente le monde ? Comment on le raconte ? Comment la mémoire se construit à partir de ces images, celles qu’on garde, celles qu’on oublie ?

 

Le film se renverse en son milieu, la première partie avec des images que les révolutionnaires ont produites mêlées à des images d’émission auxquelles ils ont participé – ils sont des personnes publiques, identifiés, et, en ce sens, respectés dans le débat public. La seconde partie questionne le basculement dans la lutte armée des uns, et le basculement dans la guerre des images des autres.

C’est une autre des spécificités de la RAF ; ils sont visibles en partie grâce à la télévision, Ulrike Meinhof est très régulièrement invité dans des émissions. Il y a même un téléfilm en 69 sur Andreas Baader et Gudrun Ensslin qui passe à la TV. Ce sont de petites figures publiques. Du coup, on le voit dans la seconde partie, l’État allemand a un problème avec eux. Il y a d’autres mouvements révolutionnaires en Allemagne, mais l’État se concentre sur eux parce qu’ils sont crédibles. Ils ont une place sur les plateaux. L’État ne pas les traiter de crétins. Ils sont au début des partenaires politiques, dans la mesure où ils se connaissent. Meinhof a débattu avec tous les hommes politiques importants de cette époque. Ils vont donc mettre plusieurs années à les transformer en terroristes. C’est aussi assez inédit comme situation, on ne sait pas vraiment comment les nommer, anarchistes, activistes ? Enfin terroristes. Pour clore le débat. Pour disqualifier ceux qui ont commis ces actes, pour refuser de reconnaître qu’il peut y avoir une logique à l’œuvre derrière une action violente. Montrer la façon dont la Télévision nommait ces personnes, ces actions, m’intéressait. C’est un processus long

 

Aujourd’hui, c’est quasi instantané. Ce qui est intéressant dans le film, c’est la manière, lente comme vous venez de le décrire, dont la télévision opère ce glissement sémantique en passant du mot d’activiste politique à celui de terroriste.

Il y a une spécificité allemande sur le terme de terroriste, eu égard à la manière dont le troisième Reich l’a utilisée pour qualifier tous les opposant au régime. Le mot terroriste coupe l’idée d’une logique politique, or ils ne peuvent appliquer cela à Ulrike Meinhof qui est une intellectuelle reconnue. C’est pourquoi au début, ils sont empêtrés et ne savent comment les appeler : extrémistes, anarchistes – et encore, il y a une logique politique dans l’anarchisme. Le terme terroriste arrive en 75 et surtout en 76, après la mort de Meinhof (retrouvée pendue dans sa cellule le 8 mai 1976, ndlr). Plus personne ne peut leur répondre. Et d’un coup, à ce moment-là, le mot fonctionne. Dans toutes les archives, du jour au lendemain, ils sont qualifiés de terroristes. Le mot opère, et les discrédite totalement.

 

Vous avez consulté énormément d’archives. Comment l’écriture du film s’est-elle préparé ? Aviez-vous une idée de la narration et des enjeux que vous souhaitiez aborder ?

Cela fonctionne un peu comme un entonnoir, je sais au départ qu’ils ont produit des images, mais je ne sais pas si elles existent toujours. L’écriture est difficile, ça part dans tous les sens ; le côté international de cette histoire, le cinéma militant, la télévision en général, etc. Ce sont des choses un peu vagues, qui vont petit à petit se resserrer au fur et à mesure des images que je trouve. Petit à petit, une chose se simplifie, se resserre jusqu’au moment où j’ai assez d’images pour raconter leur histoire. Juste avec ces images là. Une étape se fait alors, je n’ai plus besoin de l’international ni d’ouvrir pleins de portes. Le montage s’organise ensuite sans rationalité particulière. Autant, à la manière d’un historien, pour savoir précisément, j’ai besoin d’images, j’ai besoin de savoir pour comprendre les images, et en même temps, il faut laisser la porte ouverte à l’imprévu, à la sensibilité. A l’émotion du travail de l’archive. Faut pas être trop rationnel non plus dans ce travail là. 

 

Pourquoi avez-vous décidé de travailler uniquement à partir d’archives, sans commentaires, sans intertitres ?

Il y a une idée politique dans l’absence de commentaire ; en général on parle trop. Le télévisuel est l’endroit où on explique tout le temps. C’est aussi un endroit où on donne les clés morales de la lecture du monde. Je veux laisser le spectateur décider lui-même ce qu’il pense de ce que je lui montre. Ne pas lui laisser une histoire et la grille de lecture. Pour ce film en particulier, ne pas utiliser de voix off permet de mettre ces archives au présent. Les protagonistes ne savent pas ce qu’il va se passer le lendemain, ce qui laisse le spectateur au présent. On voit qu’il s’agit d’un temps ancien, et en même temps, dans le rapport au spectateur, on a le sentiment de regarder le film au présent, comme une fiction. Et cela permet aussi de faire un court-circuit entre cette histoire et aujourd’hui.

 

Dans vos court-métrages, vous avez un emploi plus plastique des archives, ici, le montage est plus classique, il fallait certainement laisser respirer les extraits, identifier les archives.

Avant même d’être sur l’image, ce qui m’a fasciné dans les archives que j’ai vu, c’est le temps dévolu à la parole. Une puissance dialectique, une pensée en cours. J’ai souhaité rapidement travailler la langue. Et aussi la langue visuelle, les différents types de films qu’on peut faire sur une histoire en cours. Que ce soit de la télévision, du documentaire, de la news, du cinéma expérimental, du ciné-tract, du cinéma plus mainstream. Je voulais aussi que les extraits apparaissent pour eux-mêmes. Afin que le spectateur sache ce qu’il regarde. Par exemple c’était très important, lorsque Meinhof ou Malher passent à la télévision, que l’on comprenne qu’ils ne sont pas dans un film d’agit-prop ou dans un film militant. Il passe à la télévision et cela dénote une place. En l’occurrence une place de figures de la politique locale. Il fallait leur donner cette place là et interroger les différentes manières de représenter. Il fallait laisser du temps à Fassbinder, à la fin, parce qu’il clôt 20 minutes d’images de télévision, pour nous laver les yeux. Il fallait ramener le cinéma et le ramener dans son temps propre. C’est donc long, c’est du corps, du cri, du silence que je ne pouvais pas résumer en deux plans.
Il fallait laisser les vivre ces différents types de supports, ces différentes visions du monde à travers l’image.

 

Cette fin, avec l’extrait de L’Allemagne en automne de Fassbinder est très belle. Pourriez-vous nous en parler un peu plus ? On sait que Fassbinder a fait ce film au moment de la mort d’Andreas Baader (qui - comme Jan Carl Raspe et Gudrun Ensslin - a été retrouvé mort dans sa cellule le 18 octobre 1977. La thèse officielle, contredite par les avocats des prisonniers et certains de leurs proches, est celle d’un suicide collectif, organisé malgré l’isolement, ndlr).

C’est une réaction à chaud d’un cinéaste qui a, un temps, été proche de ce mouvement - même s’il s’en est éloigné - et qui craint pour sa propre vie. Cela nous montre aussi à quel point, il y avait une collusion entre les avant-gardes artistiques et les avant-gardes révolutionnaires à la fin des années soixante. Mais nulle part, comme en Allemagne, des artistes ne ce sont radicalisés jusqu’à prendre effectivement les armes.

A ce point là, il n’y a qu’en Allemagne. On peut trouver un ou deux cinéaste dans l’Armée Rouge Japonaise, mais là, on a l’impression que tous les fondateurs de la RAF soit participent du mouvement artistique d’avant garde, soit en sont très proche. Mais c’est vrai qu’à l’époque tout ce petit monde est coincé à Berlin et ça se mélange vraiment. Entre le mouvement étudiant, les avant-gardes, tout cela ne fait qu’un parce qu’ils sont isolés de la société et qu’il n’y a pas de porte de sortie possible.

L’un des premiers films que j’ai vu, quand j’ai commencé ce travail, c’était L’Allemagne en automne, avec ce segment de Fassbinder et ce film était un vrai mystère pour moi, vu d’aujourd’hui. Comment tous ces cinéastes connus, se mettent ensemble pour faire un film sur des « terroristes » et le film est à la fois très en empathie avec eux et très critique contre l’État allemand. On ferait ce film aujourd’hui, on n’irait peut être pas en taule, mais le film serait interdit. Ce serait considéré comme de l’apologie du terrorisme. Quand je l’ai vu, alors que je connaissais mal l’histoire, je me suis demandé pourquoi ils avaient fait ce film. C’est un film très sensible, un film de deuil, une chose profonde. Et c’est après que j’ai compris que ces cinéastes et le mouvement de protestation étaient très proches. C’est la même génération, le même combat. Et c’est un film de deuil sur leur époque, sur leur propre vie. Fassbinder en particulier est personnellement bouleversé parce qu’il allait à l’école primaire avec Baader, c’est son histoire personnelle. A Munich, ils trainaient ensemble et quand ils sont arrivés à Berlin aussi avant de se séparer. Le deuil que porte Fassbinder n’est pas seulement au sujet de histoire du mouvement étudiant en général, c’est aussi une histoire personnelle d’une chose qui l’atteint au plus profond. Je pense que sa mise à nu vient de là. C’est cela qui donne cette force à ce fragment de Fassbinder, on sent qu’il y a quelque chose de viscéral.

 

Et puis d’une certaine façon, le travail de Fassbinder pourrait être considéré comme le pendant artistique de l’activité révolutionnaire de la RAF : une critique profonde de l’histoire de la République Fédérale Allemande et du miracle économique, une dénonciation des survivances du nazisme au sein de la société allemande, etc. Ce qui est fascinant avec Fassbinder, c’est qu’il est comme une éponge de son époque. Il a su faire un portrait de l’Allemagne de son époque.

Fassbinder a toujours été un cinéaste critique. Il porte de deuil de Baader, mais ne légitime pas du tout ses actions. C’est une chose qui est presque impossible aujourd’hui. Il y a un interdit moral total à penser les actes de terrorisme puisque les penser serait les excuser. Fassbinder résiste encore à ça : « Je peux désapprouver leurs actes, pour autant je peux faire ressortir des logiques et être en empathie pour des gens qui se trompent ».

 

Quentin Mével et Stratis Vouyoucas
Médiapart
23 octobre 2015
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